ON FERME !

Parce qu'il faut parfois changer de crèmerie, parce que Blogger nous casse les bombecs avec ses mails de "modification du règlement relatif au contenu", parce que l'on a pas envie de censurer le contenu pour faire plaisir à des abrutis et des robots, parce que la routine est émolliente, qu'il faut se secouer les puces et repenser la formule, parce que j'en avais tout simplement marre d'être là, avec sept années d'archives derrière moi, dont certaines incomplètes (par la faute du signalement d'images compromettantes sur picasa) et une visibilité sur le net quasi-nulle (la faute à la page introductive d'avertissement sur le contenu), bref, parce que j'y pensais depuis un bon moment déjà, que j'ai pris mon temps mais que, voilà, c'est fait : le Müller-Fokker s'arrache et roule désormais en solo, avec son propre nom de domaine et tout le saint-frusquin. Adieu blogger, tu peux crever. Et bonjour la liberté à 30 euros l'année (cette blague !) 
Bonjour Müller-Fokker !

REICH TRANQUILLE, ADOLFETTE

LES TROIS VIRAGOS, CERTIGNY & DE WARGNY
LE DINOSAURE # 1, 1965

Dans quelles eaux nage-t-on ? Avec aux commandes de cette drôle d'affaire deux agités du carafon comme Henry Certigny et Guy de Wargny, difficile de le dire. Difficile surtout de s'avancer sans zigzaguer. Encore un de ces carrefours biscornus de la littérature populaire. Plusieurs genres se croisent, improbables, incertains, et aboutissent à une jolie petite impasse fleurie.
Pour définir la chose rapidement et sans prise de risque, causons donc de ces Viragos comme d'un exercice de cabriole dans le registre déjà bien compliqué de l'espionnage burlesque, piano bastringue et tout le toutime.
Surlignons aussi au feutre gras, puisque nous en sommes réduit à ça, qu'il y a du Wodehouse là-dessous, mais du Wodehouse qui négligerait de s’appesantir sur les causes de ses effets, de se plier à quelques convenances narratives élémentaires et, du même coup, laisserait sur le bas coté une bonne part de son sens loufoque – comme lettre morte pour les lecteurs pressés, les pointilleux du registre millimétré, les passionnés du tamponable et de l'étiquetable à vue.
Car introduire un personnage, c'est lui donner une certaine assise, un statut aisément admissible et, là, assurément, Conrad de Viandem, héros en titre du bouquin, se dresse fièrement à côté de ses pompes. À la fois aristocrate et majordome, d'une pierre d'un coup. Disons : noble à tout faire. Voila pour l'aspect primitivement Wodehousien de la chose. Et puis, en complément du curriculum, espion à la manque, grand séducteur un peu niais et représentant improvisé pour le magnat américain de la brosse à dents anti-carrie. Ça peut sembler compliqué, mais non, rien de rien, tout va bien.

« alors qu'il vivait si tranquillement à Chicago, en parasite délicat, quelle fâcheuse idée l'avait donc jeté dans l'aventure ! »
On passera sur la fâcheuse idée, la quête et les motivations de Conrad. Tout cela, finalement, n'a que peu d'importance. Le décorum perverti, par contre, occupe toute notre attention. C'est celui des romans d'espionnage et d'aventures à l'ancienne, personnifiés par Leopold Biske, compagnon de route de Conrad, espion juif, « Rouletabille israélien. »
La formule est étonnante, à une époque et pour un genre ayant substitué aux drôles de héros feuilletonesques du début du siècle les froids surhommes de l'age atomique, elle illustre pourtant à la perfection le pied de nez qu’exécutent ces Viragos. Au diable la modernité ! On est ici plus près d'un Henri Jeanne Magog que du Fleuve Noir Espionnage.
De Magog, on retrouve d'ailleurs cette même structure en trois parts pas franchement égales qu'employaient ses récits Détective Charleval publiés à la fin des années 30 chez l'éditeur R. Simon, collection Allo Police... si tu vois ce dont je cause – dans le cas contraire, pas grave, faisons comme si de rien n'était et sautons une ligne.
Car j'ai gardé le meilleur pour la fin. Forcement. Ces trois viragos, sur lesquelles le hasard fait régulièrement tomber Conrad et Leopold, ces trois grosses matrones mangeuses d'épinards, aux buts pour le moins flous mais assurément sinistres et dont la meneuse n'est autre ...qu'Adolf Hitler... « le tyran qui avait fait trembler l'univers, métamorphosé d'un coup de scalpel en virago ! » ...Adolf Hitler, devenu femme, rebaptisé Fraü Müller et reconverti en « directrice d'une manufacture de broderie. »
Où cela peut-il bien nous mener ? Je n'en ai pas la moindre idée. Il faudrait peut être se procurer les deux volumes qui poursuivent et concluent cette trilogie pas triste – Le Tango des Viragos et Les Viragos Plastronnent, pour référence – mais la marchandise n'est pas du genre à se laisser aisément capturer... à moins d'accepter les tarifs abusifs qu'avancent certains bouquinistes en ligne. Quant à crier à l'escroquerie, c'est à vos risques et périls. Conrad tient rigoureusement les comptes de ses efforts et ne mégote pas avec les dépenses.
Voyez vous-même :

« j'ai été injurié, giflé, roué de coups, ligotés, baîlloné, drogué, revolverisé, bombardé, vitriolé, charcuté, asphyxié, précipité dans une oubliette, et vous osez prétendre que vous n'en avez pas eu pour votre argent... Ah ! tenez, je préfère m'en aller. »

À LA MASSE SONT LES VERITABLES HÉROS

LA FORTERESSE, MORGON
ALBIN MICHEL / ESPIONNAGE # 12, 1965

« Je ne sais pas quelle mouche a piqué ce gang de bourgeois réactionnaires qui viennent troubler notre tranquillité... » s'interroge, en page 187, un espion de la chine maoïste.
En réalité, le gang de bourgeois réactionnaires est un groupuscule d'agents secrets occidentaux : l'Organisation d'Anti-Subversion.
Anagrammé, ça donne O.A.S. et c'est normal. Le bouquin, écrit à quatre mains, est l’œuvre de deux fameux Hussards, Jacques Laurent et Roland Laudenbach. Deux acharnés de l'Algérie Française sacrement remontés contre Mongénéral. 
Le premier avait sorti, l'année d'avant, le brulot Mauriac sous de Gaulle et le second édita, entre autres joyeusetés, les deux tomes du Testament d'un Européen signé du para Jean de Brem, l'un des livres de chevet du très droitiste Judoka d'Ernie Clerk.
D'ailleurs, tout comme le Judoka, notre héros est lui aussi un bourgeois réactionnaire militarisé, une espèce de Roger Nimier revu et corrigé à la sauce James Bond : John Béryl de son petit nom – Béryl avec un "é" comme au bon vieux temps de ces polars swing usinés par de faux amerloques. 
Membre de cette O.A.S. internationaliste –  275 agents de par le monde – et crypto-fasciste intraitable sur les questions de politique et d'honneur, Béryl n'a rien du petit rigolo. Du coup, lorsqu'il découvre que l'Organisation d'Anti-Subversion est infiltrée par quelques traîtres à la solde de la Chine maoïste, il s'en va à la chasse au renégat.
« Il n'aimait pas le risque pour le risque. Il aimait l'efficacité, il aimait gagner. »
Pour les bridés et leurs alliés-félons, c'est fichu. Béryl est un pur – « Jusqu'au bout, il croira au retournement de l'Histoire en faveur de ses conceptions de l'Histoire. » Tandis que les jaunes, eux, ne croient en rien, ni en l'Homme, ni en la Liberté.
Pire, un sentiment sublime, un sentiment essentiel, le plus beau d'entre tous les sentiments, le sentiment qui fait chanter les petits oiseaux, briller le soleil dans le bleu du ciel et vendre ces foutus bouquins pour gonzesses avec en couverture des hidalgos musculeux et dépoitraillés qui embrassent des greluches blondes comme les blés, ce sentiment-là leur est entièrement étranger : L'AMOUR. « En Chine, l'amour n'existe pas » écrivent les auteurs. « Il n'y a pas de mot pour traduire ce verbe occidental : aimer. »
Laurent et Laudenbach ne pouvaient pas savoir, on leur pardonne, Evariste n'avait pas encore chanté « Woo âi nee, c'est ainsi qu'en Chine on se dit / je vous aime, té quiéro, I love you baby. »
Par contre, nos deux zozos auraient peut être pû s'en abstenir, de l'écrire, ce roman d'espionnage se voulant opération commando à la façon des récits d'Ernie Clerk mais se retrouvant finalement nippé en polar ringard (courses poursuites entre bandes rivales, interrogatoires musclés et bagarres dans un lupanar inclus) totalement boiteux et foncièrement débile. Laurent en serait resté à ce 18e siècle de pacotille qu'il restituait avec succès dans sa saga populo-monarchiste Caroline Chérie, Laudenbach à son boulot d'éditeur éclairé à la Table Ronde et les vaches auraient été bien gardées.
Non, vraiment, je ne sais pas quelle mouche a piqué notre duo d'écrivains réactionnaires venus troubler ma quiétude de lecteur à la gomme...

DANS LA FAILLE

ET PUIS LES CHIENS PARLAIENT..., KÂÂ
FLEUVE NOIR / SF MYSTERE, 1998

Comme bouquin, c'est plutôt furieux. Ou dément. Difficile de choisir entre ces deux adjectifs que Pascal Marignac, dit Kââ, dit Corsélien, dit Béhémoth, affectionnait particulièrement. Affirmons donc que la chose est, comme à son habitude, furieusement démente et démentiellement furieuse – la surenchère adverboadjectivesque (tu permets ?) étant également l'une des marques de fabrique de cet auteur aussi inclassable que ses intrigues qui sinuent entre zones sombres et monts hallucinés, puis s'insinuent là, en plein dans la faille.
Pour ce roman, écrit en 1995 et probablement destiné à paraître dans la collec' Aventures & Mystères du Fleuve Noir (mais finalement publié 3 années plus tard dans la remplaçante d'Anticipation), un étudiant en psycho-physiologie animale se retrouve avec une île paumée dans l'océan pacifique en guise d'héritage - occurrence pour le moins inattendue et franchement saugrenue.
Marignac bâtissant ses romans sur un même schéma (déni - pulsion - fascination), notre héros traîne ainsi ses guêtres sous une mince pluie bretonne (on pense alors au cadre à demi-fou du Voyage au bout du jour), vomi minablement quelques uns de ses repas (la faute à une consommation excessive de vin blanc), se fait pourchasser par une bande de malades mentaux misanthropes (cauchemardesque chapitre 3) et confesse régulièrement ne pas comprendre grand chose à ce qui lui arrive.
« Pfouhh. Quel fatras, non mais quel fatras, vraiment » nous avoue-t-il en page 40. Puis, un peu plus loin : « J'étais embarqué dans une franche histoire de cinglés complets. »
Finalement, il s'y rend, sur son île, tente d'en éclaircir le mystère. Surtout, il y rejoue Robinson Crusoé avec, dans les pattes, un Vendredi d'occasion.
Pour Marignac, intervient alors l'opportunité de déballer tout un arsenal à fictions tordues. Gaz sarin, vestiges de guerre (dont un porte avion échoué sur une plage), secte d'allumés vénérant le Soleil Noir, expérimentations animales (dinguerie totale à laquelle le titre du bouquin nous préparait déjà : des chiens qui causent avec un "accent canidé") et un colonel de l'Armée Impériale Japonaise n'ayant jamais capitulé, à la manière d'Hiro Onoda.
Là réside une des grandes forces de l'auteur : nous rendre sympathique un vieux salaud – notre colonel ayant, de son propre aveux, participé au Viol de Nankin – « Oui, j'en étais. J'en étais. Vilaine période, voyez-vous ? » On voit. On voit aussi Marignac – encore, toujours – nous refaire le coup, avec son savoir-faire coutumier, de cette « horreur calme, douce et endormie » qu'est la réalité, de la folie engendrant d'inextinguibles rires et de nébuleuses motivations et du tandem de flegmatiques sociopathes montant un siège dans l'attente d'implacables et forts sinistres adversaires. Ça fonctionne, encore, toujours. C'était son ultime roman. Il ne démérite pas, bien au contraire. Je me répète une dernière fois, tout cela est furieusement dément, démentiellement furieux, et dans le genre, non, on n'a pas fait mieux.

LA MÉTHODE NIAKOUÉ

LE NIAKOUÉ EST AMOUREUX, L. DE LA HATTAIS, COLLECTION ALLO POLICE / S.E.G., 1958

On l'a lu à de nombreuses reprises, c'en est quasiment devenu une idée reçue, fermement ancrée dans nos esprits débauchés par cette littérature des gogues dont le Müller-Fokker s'est depuis longtemps fait le chantre purulent et pourtant, le chinois a beau être une créature aussi fourbe que ses mœurs sont cruelles et ses coutumes mystérieuses, il n'en est pas moins doué de sentiments.
C'est en tout cas ce qu'affirme le titre de ce court roman paru dans la cinquième série des Allo Police de la S.E.G. et signé Louis de la Hattais, alias Louis Fournel, admirable plumitif d'occasion, grand collectionneur de pseudonymes miteux et prodigieux producteur de salopaille populaire / policière / polissonne, bref, pour faire vite, une espèce de James Hadley Chase au rabais mais compensant toutes ses déficiences littéraires par d'incroyables ressources en terme d'imaginaire dévoyé. 
La lecture de la revue Détective (certainement combinée à une consommation excessive de liqueurs anisées) ayant fait de beau ravages dans la binette de notre rombier, on a ainsi pu s'esbaudir, chez lui, des extravagantes manigances criminelles d'une vamp vénale, souris d’hôtel le soir et mondaine tropézienne le jour (Pas d'oseille pour la souris, 1966, signé Jerry Lewray), des mésaventures d'une journaliste inconsciente égarée chez des cannibales africains amateurs de belles sauterelles cuites à point (Jupons sur le gril, 1958, signé Louis de la Hattais), des pratiques décadentes d'un producteur de cinoche cinoque adepte de la torture de starlettes dans des caves malodorantes (Des souris dans le fromage, 1963, signé Jerry Lewray) ou bien encore, diamant rutilant sur le diadème en toc que fut la bibliographie de notre bonhomme, des extraordinaires exploits d'un chien policier et de son maître agent de l'Interpol, avec une mention toute particulière pour la fois où ils démantelèrent un réseau de traite des blanches monté par un imprésario véreux et fournissant de la strip-twisteuse à des émirs arabes lubrico-petroliers (Tu fumes, chéri ?, 1963, signé Louis Dors).
Cette fois-ci, ce sont de satanés bridés, moitié chinois moitié japonais, 100 % cintrés et dotés de leur fameux "sourire comestiqué" (ne me demandez pas ce que cela signifie, je n'en sais foutre rien) qui kidnappent de jeunes femmes blondes afin de les sacrifier sur l'autel du temple souterrain de leur secte niakouesque.
Usant du style incroyablement branlant de l'auteur, une victime temoigne :
"Ils disent que l'Empire du Soleil Levant a toujours été un grand Empire et qu'il a été à l'origine du progrès mondial. Ils disent que les blancs sont venus imposer leur puissance, parce qu'eux autres étaient tombés en décadence tandis que les blancs grandissaient en puissance. Ils disent aussi que pour ramener les Dieux avec eux, il faut que les blancs payent de leur sang. Ils disent que les sacrifices qu'ils offrent à l'Empire du Soleil Levant sont de nature à ramener sur eux la protection des Dieux et des Déesses. Alors, comme ces hommes qui sont très polis en apparence ont une haine sournoise contre les blancs, ils disent que pour ramener les Dieux avec eux il faut absolument humilier les blancs et mutiler les blanches. Alors, comme ça doit leur paraître plus commode de s'exciter sur les femmes blanches, ils doivent avoir dans l'esprit qu'en me violant de la sorte, alors que je ne puis absolument pas me défendre, ils ramènent sur eux la protection de leur fameux Dieux !"
Y'a pas photo, question folklore, sont rudement doués, les jaunes !

DÉZINGAGE À TOUS LES ÉTAGES !

LE DRAGON VERT, BOB ARNAL
LA FLAMME D'OR / BLACK-OUT # 18, 1953

"Ça bardait, ça bardait !" chantonnait Eddie Constantine à la fin d'un film au titre approximativement similaire – Ça va barder, petit bijou du cinoche pour quartier ouvrier signé John Berry – et, de fait, à l'orée des fifties, ça bardait aussi dur que ça cognait sec. 
Fini les fonds à déductions des commissaires Trucmuche et mam'zelles Chochotte. Le roman policier affichait plein pot son penchant pour la castagne à gogo et le mitraillage à répétition. 
"Ça bardait, ça bardait ! Z'avez jamais vu un truc comme ça !" Dézingage à tous les étages. Le polar swing – puisque tel était son petit nom – devait son appellation autant au style à la godille des pugilistes du dimanche qu'aux rugissements syncopés des big bands américains de la décennie passée.
Bien entendu, sur la courte période qu'il occupa (à la louche, de 1949 à 1955), tout ce chambard connu de franches variations qualitatives. Et si la Série Noire à Duhamel nous offrit le nectar des dieux (d'Arrêtes ton char Ben Hur au Rififi chez les hommes, l'amateur de romance virile aura largement de quoi goder dur), les petites collections fauchées enfilèrent quant à elles les perlouzes contrefaites jusqu'à t'en dégoûter de la lecture à l'arrachée.
Et pourtant, pourtant, dans le lot, en fouillant bien, se trouvent quelques navetons de haut vol qui possèdent cet entêtant fumé faisandé relevant du nanan nougatiné pour vicieux de la fiction ringardoche.
C'est par exemple le cas de ce Dragon Vert, méfait littéraire commis par un certain Bob Arnal (inconnu de mes services) et cumulant toutes les tares possibles du récit de quat'sous – violence frivole et racisme ad-hoc – avec l'entrain d'un cocaïnomane hyperactif en pleine montée de neige. Le bidule démarre sur les chapeaux de roue et fait brûler la gomme sans discontinuer, 190 pages durant, 190 pages imprimées en caractères aussi gros que les ficelles employées.
Chapitre premier. Le héros, Eric le rouge – ainsi surnommé because sa chevelure au ton cuivré – se réveille avec une gueule de bois carabinée lorsque, ding dong !, une pépée du tonnerre sonne à sa lourde. Il ouvre, s'exclame "mâtin ! quel châssis !" en zieutant la partie charnue de la nistonne mais n'a pas le temps de pousser les amabilités plus en avant car, surgissant de nulle part, un niakoué à la face patibulaire kidnappe la belle.
S'en suivent alors, et dans la plus franche tradition du bouquin décérébré, des séries de courses-poursuites, de bastons et de fusillades à rendre fou n'importe quel existentialiste en goguette dans ces sombres parages. Aidé de Maud – une môme "drôlement bath" et qui manie le pétard comme une grande – Eric tente de récupérer Dominique – le blaze de la pouliche du début, référence obligatoire à la grande Dominique Wilms. Pour ce faire, il doit s'attaquer au Dragon Vert, redoutable et tentaculaire organisation de jaunes dealers de drogue dirigée par un sournois antiquaire chinois et sa mousmée chouquette, vamp asiatique portant fume-cigarette en ambre et longue robe moulante, souple comme une liane et adepte des numéros de strips impromptus. Comme l'écrit l'auteur : "pas à dire, c'était une fille avec qui on aurait plaisir à passer quelques heures."
Mais mollo sur le fantasme, les mecs. Ici, nulle place pour la pastiquette. Nos héros passent l'essentiel de leur temps à envoyer "des pruneaux bien durs assaisonnés à la sauce browning" en travers de la viande des canards laqués adverses tout en ponctuant leurs sanglants cartons de quelques punchlines retentissantes, type "encore un chintoc qui ne mangera plus de riz !"
C'est du rudimentaire, du frustre, de l'abattu à l'alimentaire, façon môme double shot (mais sans la poésie ni la folie d'un George Maxwell) et si l'auteur massacre allègrement l'argomuche à papy – comme cette « foiridon » en lieu et place de « faridon », mot masculin signifiant bambole et soirée de débauche – ce n'est pas grave, bien au contraire, ça n'en rend l'affaire que plus plaisante.
Et justement, question plaisir, y'a pas photo, on est comblé. Pour reprendre l'un des rares traits d'esprit parsemant ce roman primitif : les citrons sont pressés jusqu'au zeste. Un peu plus aurait été de trop. Et même si trop n'est jamais assez, parfois, faut savoir s’arrêter.
Exactement comme ça.

POUPÉE DE CIRE, POUPÉE SANS PLOMB

PÉTROLE-PARTY, RÉGIS TRÉBOIS
ARABESQUE ESPIONNAGE # 430, 1966

La couverture, signée Jef de Wulf, donne les premiers indices. Cette poupée-là, le cinéphile averti la connaît ; et les remerciements de l'auteur en début d'ouvrage confirment l'impression.
« Un grand corps de sylphide » et « un visage de madone moderne surmonté d'une chevelure blonde artistiquement décoiffée. »
Gloria Dams, l'héroïne de Pétrole-Party, a les traits calqués sur ceux de l'actrice et chanteuse Corinne Marchand. Elle-même l'est, actrice et chanteuse, mais ces métiers qu'elle partage avec son modèle sont ici refantasmés jusqu'à l'excès.
Gloria Dams figure la starlette atomique des sixties, l'idole ultime puissance Beatles. Lorsque ses fans l'acclament, c'est avec force de hurlements stridents et d’évanouissements.
En tournée mondiale pour la promotion de sa dernière super-production cinématographique – Je t'aime, t'aime, t'aime baby – et accompagnée de Putsy, son bébé panthère, la voila qui débarque dans la capitale anonyme d'un pays dont l'auteur taira le nom pour des raisons évidentes. Ceci est un roman d'espionnage et les romans d'espionnage se doivent de camoufler certaines choses...
D'autant qu'au même instant, dans cette même capitale, vouant une haine féroce à l'or noir et inspiré par la voix de l'idole interprétant sa dernière scie sur les ondes – Je suis ta chose, chose, chose à toi – un « biochimiste dément » découvre la formule permettant « d'isoler-le-champignon-capable-de-transformer-le-pétrole-brut-en-eau-pure. »
« Eureka ! Eureka ! » qu'il s'exclame, le savant fou, « J'ai gagné ! J'ai gagné ! Je suis le maître du monde ! J'ai transformé le pétrole brut en eau pure ! Merci, Gloria Dams ! Merci ! Soyez bénie entre toutes les femmes. »
La suite est complètement louftingue. À la fois récit dans le vent et équation surprise combinant la Marie-Chantal de Jacques Chazot (celle-là même qui, l'année précédente, affrontait le docteur Khâ chez Claude Chabrol), la ravissante idiote d'un Exbrayat en veine d'humour et les caricatures d'agents secrets pour bande-dessinées bon marché, Pétrole-Party porte bien son nom. « Ce qui commence dans le drame vire à la comédie-bouffe. »
Gloria Dams poursuivie, harcelée, mise en danger par une bande de barbouzes internationales, sans foi ni loi, les « quatre mousquetaires de l'espionnage » - un russe pyromane, un anglais à prothèses, un chinois embaumeur de cadavres et un américain westernien.
Jalmince de la popularité de Gloria, le russe s'écrira même :
« Les vedettes, c'est nous ! »
Il n'a pas tort. Ce quarteron croquignolesque participe grandement à la saturation burlesque du roman. En leur compagnie, c'est une nuit au Gaumont-Palace avec des boulets humains qui crèvent l'écran courbe du cinérama.
On sent que l'auteur, Roger Bastide (camouflé sous le pseudonyme de Régis Trébois), chroniqueur sportif (prix Martini 1958) et compagnon de biture d'Antoine Blondin, s'est amusé comme un petit fou à écrire cette pochade hellzapoppinesque.
Ça se termine d'ailleurs, comme toute bonne farce, par un pied de nez, zyeux qui louchent et langue tirée. On lui aurait bien demandé quelques tournanches supplémentaires, tant la cuvée est franchement chenue, mais ce fut là sa seule incursion dans la fiction d'espions.
Pas grave.
Comme l'aurait dit l'idole : « c'était vraiment chouette ! »

RAMENES PAS TA SCIENCE !

LES MUTANTS DE PANURGE, ERIC GUEZ
EDITIONS DE LA BRIGANDINE, 1981

Bonjour et bienvenue dans notre nouvelle rubrique : la pose publicitaire ! Le menton volontaire, le sourire ultra-bright et le regard bleu-acier qui te fixe à la surface de ce blog telle l'aiguille de l'entomologiste, petit papillon, laisses-moi te dérouler les arguments de ma vente à la sauvette.

Voila : J'ai récemment écrit, pour la revue Cheribibi, un article sur la littérature de science-fiction pornographique. Il s'intitule "Sexe-Friction : La fesse obscure de la lune," est paru dans le numéro 8, pèse dans les 15 000 signes, mesure 3 pages et si il évoque, comme de bien entendu, les classiques de la sexe-fiction anglo-saxonne des sixties - ceux-là même qui, par exemple, firent la réputation de la collection Chute Libre - il n'oublie pas pour autant d'effectuer un long détour dans les méandres de la production porno-SF pour sex-shops et hall de gare mal-famés.
On y croise ainsi, et par ordre d'apparition, le Siderelle de Jean-Louis Vilier, les Erotic Fictions de Jimmy Guieu, les series OSSEX, Lord Bionic, Max Von Grub, Benoit Lange et les fameuses collections Eroscope et Brigandine. Malheureusement, dans mon empressement à le rédiger, j'ai commis une bourde.
Elle n'est certes pas dramatique mais me turlupine suffisamment pour que j'abandonne ce démarchage et - l'erratum étant le service après-vente de la presse écrite - passe à la réparation des biens.

La bourde est un oubli. J'ai tout bonnement oublié de parler d'un roman, publié en 1981 aux éditions de la Brigandine et écrit par Eric Guez : Les Mutants de Panurge.
Le titre, en lui-même, n'est pas le plus jouissomatique de la collection. On est bien loin des géniaux - listing à chaud - Le Feu Occulte, Sorcellerie Rémoulade, Lubrique à Braque, Ton Corps Est Tatoué ou encore L’Éducation Gentiment Sale, mais l’intérieur, par contre, mérite qu'on lui sacrifie les deux petites heures de lecture qu'il nécessite.
Les amateurs du Fleuve Noir Anticipation en général, et des romans de Kurt Steiner en particulier, seront tout spécialement à la fête puisque, outre un personnage principal aussi détestable que l'Alberg des Enfants de L'Histoire (grand classique de la collec' Anticipation signé Kurt Steiner et paru en 1969), l'ensemble du récit tourne autour des recherches d'un super-scientifique justement dénommé... Kurt Steiner !

Comme une grande partie des romans édités par la Brigandine, Les Mutants de Panurge accumule ainsi clins d'oeils appuyés et poncifs décapés : Le détective privée et la vamp éplorée, le bordel extraterrestre et ses multiples possibilités, la planète terre ravagée par les guerres et envahie par les déchets, le vil mutant équipé d'un double dard pour pénétrations concomitamment anales et vaginales, la petite fille vampire saphique, Einstein et H.G. Wells en voyageurs spatio-temporels, j'en passe et des meilleures.
Le résultât manque un brin de férocité mais à l'arrivée, Eric Guez n'étant pas un manchot, le lecteur est satisfait et c'est déjà pas mal.
Quant à ce billet, il peut s’arrêter là : mon erreur est réparée, je suis soulagé, inutile d'en rajouter !

Je résume ! Cheribibi # 8, été 2013. 5 € et plein de bonnes choses dedans : un dossier sur Joe "Telstar" Meek, un entretien avec Marc Caro, des illustrations de Frank R. Paul, etc, etc., bref : un investissement qui ne se regrette pas, parole de robo !

LA QUEUE ENTRE LES JAMBES

LES SAVANTS DE SELENA, J. LORD
PLON / BLADE # 8, 1977

Ce n'est pas parce que virilité rime avec facilité qu'il faut pour autant s'imaginer que nos guerriers sur-hormonés, champions du baston et de l'action en pilules de 220 pages mensuelles, se reposaient sur leurs lauriers.
La vie est un combat, bébé.
Volume après volume, page après page, c'est toujours le même programme qui se répète. On se bastonne, on se dérouille, on se flingouze, et entre deux échauffourées, crack ! une petite poulette bien pulmonée qu'on couche sur un pageot afin de lui expliquer les rudiments de ma limace dans ton bulot.
Pas de repos pour les héros, le CDD s'effectue en 168 heures / semaine. Du coup – c'est logique ! – le surmenage et la dépression pointent de temps à autre leur vilain bout de nez.
Richard Blade, intrépide explorateur de la Dimension X, à la fois James Gordon et Flash Bond de la Sex S-F, en sait quelque chose. Il débute le huitième épisode de ses aventures sur les rotules, c'est à la fois tragique et magnifique.
Tragique car la bête, véritable bourrin de compétition, catégorie Maciste dans les étoiles, Hercules in Uranus, Spectacular Spartacus 3000 - la bête est aux abois.
Magnifique car l'incipit de ce Savants de Séléna est, de toute ma vie d'enchnouffé au roman de gare, l'une des plus belles choses que j'eusse pu lire. Vises-moi donc un peu ce morcif !
"Il était impensable que Richard Blade, entre tous les hommes du monde, devienne impuissant. Et pourtant c'était arrivé. Il était en pleine force de son âge, il avait un corps magnifiquement musclé, en forme superbe, un esprit aigu et hautement entraîné, et pourtant il fallait bien se rendre à la triste évidence : il faisait partie du club des phallus mous."
Le club des phallus mous ! J'ai un instant cru à une farce de la traductrice (l'excellente France-Marie Watkins) mais non ! Manning Lee Stokes, le ghost-writer de cet épisode, ne déconne pas.
Les désordres sexuels, chez lui, c'est du sérieux. Ses romans de commande en sont remplis, il aime à accumuler les tares et les vices comme d'autres se perdent en recherches google abusives. Nain bossu obèse et priapique ou nymphomane lesbienne frigide, qu'importe si cela ne fait sens - ou alors sens inverse en marche arrière. Souvenons-nous de cette sorcière, dispensatrice zélée de fellations et qui, dans le premier épisode des aventures de Blade, s'écriait entre deux suçotements : "Ah Blade, si l'on pouvait concevoir ainsi j'aimerais que tu me fasses un enfant par la bouche."
Malheureusement, Manning Lee Stokes tient rarement ses promesses. Je l'avais déjà remarqué au sein des séries Nick Carter Killmaster et Penny S. : ses romans sont à la fois les plus dérangés et les moins excitants du lot. Celui-ci n'échappe pas à la règle et, une fois passé cet extravagant deuxième chapitre (qui voit Blade délirer entre paradis de néons fluorescents et enfer de mamelons crépitants), le bouquin retombe dans l'émolliente routine de la space-fantasy virile.
Envoyé en mission dans la Dimension X et subitement redevenu tout dur du phallus, notre héros affronte une peuplade d'égoutiers débilitants, incestueux et congénitaux à la morlock-moi-l'noeud. Leur reine est une vieille bimbo re-liftée et leur chef un vil individu qui trace, sans raison apparente, des croix gammées dans les airs. Quant au clou du spectacle, il s'agit d'un duel homérique opposant Blade à... un rat mulot enragé !
Je te la fais courte : 220 pages plus tard, Blade rentre chez lui, comme d'habitude.
Et si il bande encore, il n'a par contre fait jouir personne.

MAUDITE MÉPHISTA

MÉPHISTA, MAURICE LIMAT, FLEUVE NOIR ANGOISSE # 166, 1969

Une série télévisée intitulée Les Vampires de Paris, une mystérieuse femme fatale surnommée Méphista... «Cela évoque les vieux romans populaires...» annonce un protagoniste.
Mieux qu'un clin d'oeil, c'est un aveux. Maurice Limat fait ses courses chez Arthur Bernède. Et salut Belphégor ! Lui qui n'a jamais caché son penchant pour le romanesque à l'ancienne signe ici un hommage appuyé aux feuilletons de papier doublé d'une tentative d'en actualiser les formes.
La première cible est cochée haut la main. La seconde, pourtant loin de constituer une gageure (Francis Lacassin défrichait déjà le champs des possibles, l'ORTF l'arpentait grassement), la seconde pose problème.
Et pourtant, les idées sont belles... une actrice de cinéma qui, pendant un tournage, tombe en catalepsie, libérant son double maléfique et massacrant ses admirateurs « parce qu'ils sont l'amour..., parce que je suis la haine..., parce que je suis la mort...» ; c'est intéressant - un double maléfique qui se sustente des fictions dans lesquelles il apparaît, qui combine projections cinématographiques et fantasmatiques sur une poupée de cire enchantée ; c'est fascinant - mais Maurice Limat manque nettement d'acuité.
Lui qui a tant versé dans les courriers du coeur peine à cerner les aspérités nécessaires à l'élaboration d'angoisses modernes. Il confond troubles bipolaires et manichéisme. En des mains plus avisées, Méphista aurait constituée un puissant véhicule hypnotique, où pop culture et psychanalyse s'interpénétreraient. En l'état, sa romance est une surface sans surprise, déjà ringarde l'année de sa publication.
Reste néanmoins un récit fantastique extrêmement naïf, parfaitement rythmé, qui distrait sans jamais sortir de la trajectoire que ses archétypes lui imposent.
On s'en consolera aisément.
Pour un auteur comme Maurice Limat, jamais génial, souvent médiocre, c'est déjà pas mal.

GARE AUX GUENILLES !

L'OTAN C'EST DE L'ARGENT, MARK BANON
LE CRABE / ESPIONNAGE # 7, 1967 ?

Que des nazis, réfugiés au Pérou, s'amusent à fabriquer de la fausse mornifle, c'est classique. Avec ces gens-là, il n'existe pas trente-six mille possibilités d'intrigue. C'est ça ou le rayon de la mort.
Que l'auteur, publié dans une collection de troisième ordre, écrive comme un pied, encore une fois, c'est naturel. Ça fait tout le charme de cette littérature-là. En quelque sorte, c'est du cinoche de quartier, 100 % fauché, et retranscrit sur papier.
Mais que le héros, Martin Thibault, super espion de la C.I.A. immatriculé agent X.22, arbore une calvitie avancée et porte des frusques d'occasion, vestons fripés et pantalons tire-bouchonnés, voila qui a de quoi surprendre le lecteur chevronné.
Je m'explique. Un espion, normalement, c'est un grand type musclé avec un visage de 'prince pirate', menton volontaire, mâchoire carrée, regard d'acier, et doté d'une garde robe griffée chez les plus grands couturiers.
X.22, lui, s'habille aux puces et tire une trogne de professeur des écoles... ce qui ne l’empêche pas, penses-tu !, d'emballer une sacrée ration de poulettes.
Car l'homme est un chaud lapin, il enchaîne les nistonnes comme d'autres les ballons de pinards et les rondelles de sifflard à l'heure du ricard. Y'a pas à dire, ça change de ce mollasson d'Hubert Bonisseur de la Bath ou de Francis Coplan, ce suprême inactif du plumard.
X.22 débute donc avec la belle Mercédès (qui, la pauvre, crèvera peu après - percutée par un rocher, elle chute dans le vide), continue avec ravissante Conchita  (prostituée sentimentale qui se révélera en fait être une traîtresse nymphomaniaque de première) puis se met à la colle avec la sculpturale Diana, espionne adverse aux saillances ananesques proprement explosives.
Coté action, notre héros ne chôme pas non plus. Et pourtant, ce n'était pas gagné d'avance.
D'abord, parce que le premier tiers du bouquin ronfle sans grande folichonerie.
Ensuite, parce que l'auteur, camouflé sous le pseudonyme de Mark Banon, n'est autre que Charles Ewald, alias ce satané barbu de Martin Meroy.
Mais voila, les guenilles cachent parfois de chouettes morcifs, et ce fut là une surprise. Les récits d'action de Banon sont diantrement plus marrant à ligoter que les enquêtes de Meroy. Et même si Ewald met un peu plus de 50 pages pour faire bouillonner sa tambouille, force est d'avouer qu'une fois lancé, il ne déçoit pas nos (maigres) attentes.
X.22 traque des nazis, tombe dans des traquenards, se fait électrocuter les joyeuses puis s'échappe en appâtant sexuellement son geôlier, une saleté d'aryen homosexuel.
"Bon Dieu, quelle expérience, grommela-t-il. Voila maintenant qu'il faut faire du plat à ces types-là !"
Pendant ce temps, le KARTEL, cette "monstrueuse toile d'araignée tissée sur le monde" et dont le fonctionnement rappelle celui de l'HYDRA des comic-books de la Marvel, manoeuvre dans l'ombre. X.22, de son coté, carbure aux piquouses énergétiques, afin de tenir le coup... d'autant que les nénettes se bousculent à son chevet puis, vite, vite, à 30 pages de la fin du bouquin, tout le monde se retrouve, pour faire la java dans la base secrète des méchants nazis.
Explosions, fusillades et hop, emballé, c'est pesé. Enjeux simplistes, formules naïves, volonté d'émuler les succès cinématographiques de l'époque - James Bond en tête, c'est du tout bon, parfait pour faire goder les fanatiques de cet espionnage au rabais qui se conçoit comme un parc d'attraction aux animations en pâte à carton.
Et même si le héros n'a rien d'un apollon de série, même si les nazis ne possèdent pas de rayons lasers et même si l'auteur mégote sur certains passages, vraiment, pour si peu...
...faudrait voir à ne pas snobiner !

LA POSITION DE L'ESPION COUCHÉ

OPÉRATION MILLIBAR, FRANCIS RYCK
ASHRAM DRAME, FRANCIS RYCK
SÉRIE NOIRE # 999 & 1064, 1966

Dans Opération Millibar, un déclic s'amorce. Dans Ashram Drame, le tour s’accomplit.
Plus qu'une mystification, une révélation. 

Une clef actionne une pêne, la pêne se désengage d'une gâche et la porte s'ouvre sur une pièce, quasiment vide, parfaitement rangée.
Au sein du grand batiment-manufacture des littératures d'espionnage francophone, elle détient un statut particulier.
On y pénètre rarement, certains ignorent jusqu'à son existence. Elle possède 4 dimensions, sa propre géométrie, cultive de nombreuses ramifications et quelques passages secrets. Sur sa porte d'entrée à demi-vitrée, comme dans les films de détectives privés, est inscrite la mention congrue bien qu'inusitée d'espionnage intellectuel.


On pensait le terme réservé aux anglais, avec Opération Millibar et Ashram Drame, ses deux premiers romans à la Série Noire, Francis Ryck désosse une idée reçue. Mieux : il relance la donne, reprend à son compte les tâtonnements conceptuels entrepris, deux années plutôt, par le trio Langelaan / Moury / Maltravers, y ajoute ceux de Len Deighton, les pousse plus en avant.
L’Opération Millibar s'enclenche comme une ultime réflexion avant le grand chambardement d'Ashram Drame. Ou comment signifier de la complexité du monde moderne dans un genre mécanisé à l’extrême, sans âme, "aussi froid qu'un bilan de comptabilité.

En page 72 d’Opération Millibar, un rapport dactylographié glisse sous nos yeux. La fiche signalétique du héros. Il s'appelle Eric Vaudois, agent des SR français, mais l'auteur le désignera toujours sous le prénom de Laurent. Les vérités se multiplient, se contredisent ou s’additionnent.
"Au fond, l'agent de renseignements se trouve être, au deuxième degré, le type le moins renseigné qui soit. Une sorte de myope lâché dans la nature." Et le lecteur ? Une sorte de dupe lâché dans le roman. Parfois lâché par l'auteur. En chute libre le temps de quelques paragraphes - comme au début d'Ashram Drame, impression de prendre le récit en route et que chaque pièce manquante est un gouffre - avant de se trouver une suite de mots auxquels s’agripper, une scène où reprendre pied. 
"Et ce fut comme un film projeté à toute vitesse, mais dans une parfaite chronologie. Pendant quelques minutes, il revécut tout ce qui s'était passé depuis l'avion, sans tâtonnements, sans les anachronismes habituels. Toutes les images, les sons, les impressions, condensés dans le temps.
L'avion, en générique." 
Si Opération Millibar, simple affaire météorologique, s'affine de chapitre en chapitre - chaque découverte d'un double ou triple jeu le dépouillant d'une pelure, l'amenant vers une ascèse du genre - c'est réellement lors de son premier tiers, mêlant claustration et télépathie, que le roman brille au point d'éblouir. 
Ashram Drame reprend cette piste, celle d'un espionnage biscornu, ésotérique, et creuse plus profondément le sillon.
La situation est classique, l'agent secret qui part en vacances, et les vacances qui virent au cauchemar. Le rendu, par contre, est détonnant.
Il y est question de drogues, de mysticisme, de psycho-persuasion, et lorsque tout s'effondre (ou se révèle), on a alors le sentiment d'arpenter l'envers d'un univers où sectes, agences publicitaires et services de renseignements entremêlent leurs compétences pour mieux asservir l'humain. 
"J'avais déjà pensé depuis longtemps à une histoire pareille. Mais, dites-moi, ça n'est pas commencé ?
Abêtissement systématique, amollissement, féminisation, culte de l'idiot, tout ça... la mode, les magazines, la radio, le grand raz-de-marée de connerie. Le niveau technique qui monte en proportion inverse du niveau mental, on a déja lu ça.
L'apparition de cette race de bons techniciens infantiles, d'esclaves satisfaits, ça n'est pas l'indice, simplement, l'émanation d'un certain niveau de l'humanité ?" 
Le travail de sape ne faisait que commencer, pour Ryck comme pour les néo-polardeux à venir, mais en deux romans, il venait de donner naissance à une évidence dont il fut longtemps le principal garant : l'espionnage mène à tout, à condition d'en sortir.